Musique : méditations du « Black Buddha »


Au lendemain d’un concert dynamique à l’Institut français du Cameroun, antenne de Yaoundé le 4 décembre dernier, Cheick Tidiane Seck a l’épaule qui signale. Déjà la veille sur scène, on avait remarqué ce petit exercice de rotation auquel il soumettait son bras droit de temps en temps. Quand on le retrouve à son hôtel, la tendinite est encore là, mais rien ni personne n’empêchera le Black Buddha de déverser sa science du piano. « Cela fait un moment que ça dure. Je vais me reposer et avoir quelques massages pour me remettre en forme », déclare l’artiste qui a déjà devant lui, un agenda débordant de dates. Dakar (23 décembre), Bamako (24 décembre), Kigali (16, 17 et 18 janvier)… La fin d’année 2019 et le début 2020 du Guerrier (un autre surnom) sont déjà bien remplis. L’instrumentiste malien surdoué, et de renommée internationale, actif depuis les années 70, a passé un séjour fructueux au Cameroun. Dans la capitale économique, il a participé au Douala Music’Art Festival (Domaf), où l’heure était aux retrouvailles avec ses amis Toto Guillaume et San Fan Thomas. A Yaoundé, le Malien de 66 ans, au physique presque aussi imposant que son talent, a donné une masterclass et un spectacle les 3 et 4 décembre derniers. Pendant deux heures de show, le public a pris le train de ses plus grands succès, de « Sabaly » à « Timbuktu ». Cheick Tidiane Seck venait peut-être au Cameroun pour la première fois, mais son vécu avec le pays de Manu Dibango, son compère de toujours, est loin d’être à son commencement. Celui qui a tenu la main de musiciens comme Richard Bona, Etienne Mbappe, André Manga (la liste est trop longue…) se confie à CT. Il parle de sa carrière riche à donner le tournis entre Bamako, Abidjan, Paris et New York. Mais aussi de ses projets à venir, et de son rapport à la jeune génération de musiciens.

Vous êtes au Cameroun pour des masterclasses et des spectacles. Comment jugez-vous la scène musicale de ce pays après votre premier séjour en terre camerounaise?

Les Camerounais sont bouillants de musique. Ça groove, comme qui dirait. A Yaoundé comme à Douala, tout est en rythme. Que ce soit dans les radios, les télévisions, ou même dans les cabarets et restaurants par lesquels je suis passé. Tout cela m’a rappelé beaucoup de souvenirs de l’époque du Super Rail Band de Bamako, où nous allions dans des restaurants avec en fond, toujours de la musique. J’ai pu assister aussi au festival Domaf à Douala, où le promoteur m’a fait la surprise de partager la scène avec mes amis de longue date que sont Toto Guillaume et San Fan Thomas. C’était un réel moment de plaisir et de communion. Je dirais aussi un mot sur les jeunes, comme Armand Biyag et son équipe qui ont travaillé assidûment sur mon répertoire, et aussi bien à Yaoundé qu’à Douala, les gens ont été sensibles. Il y a eu un partage. J’ai fait tout cela dans la douleur à cause de ma tendinite, mais j’en ai retenu que du bon, du positif.

Certes vous êtes au Cameroun pour la première fois, mais c’est un pays que vous connaissez bien à travers ses artistes avec lesquels vous avez travaillé au fil des années, comme Manu Dibango…

Manu et moi, c’est une longue et belle histoire. J’ai fait des featurings avec lui récemment dans le cadre du Soul Makossa Gang. En dehors de cela, je faisais des gammes sur les Jam sessions et c’est lui qui venait pour honorer, bénir cette scène-là. Nous avons fait cela pendant une dizaine d’années à la faveur de la plateforme Jam Sahel. On pouvait être 200 musiciens à jouer, et lui il était la tête qui portait ce projet- là. En dehors de cela, nous avons collaboré sur de nombreux autres projets comme sur l’album de Sory Bamba consacré aux Dogons, mais aussi sur mon album « Sabaly » où il est venu jouer un morceau. A part ça, on a travaillé sur les albums de Touré Kunda, et sur ma toute dernière actualité, avec l’album hommage au grand pianiste Randy Weston. Manu y a fait deux titres, dont le titre phare et éponyme de cet opus, « Timbuktu » et « African Cookbook ». En dehors de Manu Dibango, j’ai travaillé avec des frères de coeur comme les célèbres bassistes Guy Nsangue, Raymond Doumbè, Brice Wassy, Étienne Mbappe, les frères Félix et Armand Sabal Lecco, Bobby Jocky, André Manga ; mais aussi Yves Ndjock, le guitariste qui jouait avec nous dans « Soro » de Salif Keita ; Richard Bona que j’ai introduit (comme beaucoup d’autres musiciens) à Josef Zawinul (Ndlr : dit Joe Zawinul, pianiste et claviériste autrichien de génie) ; Charlotte Dipanda ; Queen Eteme, ma princesse à moi ; Sally Nyolo ; Princesse Erika… Il y a tellement d’artistes camerounais avec qui j’ai eu des moments de vie et de musique.

Vous avez travaillé avec tellement d’artistes divers à travers le monde. Que tirez-vous de toutes ces rencontres ?

En fait mon but est que toutes ces collaborations servent à me faire grandir, aussi bien moi que ces artistes. Je me nourris de tout cela. J’ai été nommé quatre fois aux Grammy Awards, avec Salif Keita ou Dee Dee Bridgewater, entre autres. J’ai eu plusieurs distinctions et ça pour moi, ce sont de petites victoires. Mais la vraie victoire, c’est le plaisir que je tire de la musique. Ce n’est pas quantifiable. Le fait que je sois satisfait, que j’ai participé à telle oeuvre qui a produit tel éclat, c’est énorme pour moi. J’aime transformer les situations en positif, toujours. Je suis très curieux. J’explore la musique mandingue, le bikutsi, le reggae… Cela fait deux ans que je travaille sur un projet avec une vingtaine de groupes traditionnels en Ouganda. Selon moi, tous les styles peuvent être de connivence si on sait bien les écouter et agencer les morceaux. On peut faire en sorte qu’il y ait un mariage total de tous les styles. La scène comme pour vous et de nombreux artistes, c’est une école. Sur ce point, comment votre expérience avec le Super Rail Band de Bamako a fait de vous l’artiste que vous êtes aujourd’hui ? Pour moi, Salif Keita et Mory Kante, le Rail Band c’était la grande école. A l’époque, le jeune yéyé que j’étais, est allé à la rencontre du jazz, et surtout de Jimmy Smith. Au point que quand on m’appelait pour jouer, je ne faisais que du Jimmy Smith. Il m’a fallu sept ans, à écouter des koras, des balafons et des mélodies mandingues, pour changer de style et les associer à mon jazz. Du coup, aujourd’hui, quand quelqu’un qui me connaît entend ma musique, immédiatement il dit : ça c’est du Cheick Tidiane Seck. La scène nous a forgé le caractère. Après les années Rail Band, Salif Keita et moi avions été exilés en Côte d’Ivoire. C’est de là qu’a décollé l’aventure européenne. Mais avant ça en 1977, j’ai accompagné Jimmy Cliff en tournée, et j’avais déjà l’envie d’aller voir ailleurs. Un seul concert a suffi pour me dire oui, j’abandonne trois avantages que j’avais : professeur de peinture au lycée, le Rail Band et un orchestre dans lequel je jouais tous les dimanches à L’Amitié Hôtel de Bamako. Donc il fallait abandonner tout ça pour l’aventure en fin 1978. En Côte d’Ivoire, j’ai collaboré avec des artistes comme Ernesto Djedje, avec le groupe du père de DJ Arafat, Houon Pierre, les artistes Lougah François, Mamadou Doumbia, bref j’ai joué avec tout le monde tout en étant dans le groupe Les ambassadeurs

. Et que dire de votre évasion internationale ?

C’est en France que tout est allé très vite. Là-bas, dans la scène jazz, j’ai rencontré les petits frères camerounais, ivoiriens, entre autres, comme Paco Sery, Étienne Mbappe, Guy Nsangue… Puis je suis amené à faire des projets avec Salif Keita, Mory Kante, etc. Des artistes de la sous-région, des Antilles, et même de pays arabes. Je n’avais pas de frontière. Mon univers était plus que large, avec des chanteurs comme un célèbre chanteur indien. En 1988, j’ai travaillé avec André Manga en Grèce… C’est à Paris que j’ai eu des collaborations majeures, avec des gens comme Chris Blackwell qui a créé la carrière de Bob Marley. C’est là aussi que commence ma collaboration avec Josef Zawinul. Des artistes américains émérites du jazz se sont ensuite tournés vers moi. Hank Jones, le pianiste de Charly Parker avec le lequel je sors « Sarala » qui devient le meilleur album fusion de la Décennie en 95-96. De là, j’ai fait des collaborations avec les jeunes loups Grant Miles, Rodney Kendrick, etc. J’étais entre New York et Paris, jusqu’à ce que je devienne Visiting Professor à UCLA, l’Université de Californie à Los Angeles. J’ai travaillé trois mois avec Kenny Burrell, et Billy Higgins qui a collaboré avec Miles Davis. En 1990, Zawinul m’a présenté à Miles Davis, et Herbie Hancock lui a dit : J’ai entendu parler de lui, comme étant un grand penseur de musique. J’ai travaillé avec les jeunes anglais du Gorillaz, où on allait enregistrer dans le studio de Jean-Michel Jarre. Il ne faut pas oublier Carlos Santana, Randy Weston, et bien sûr Manu Dibango. Dans le hip hop, j’ai travaillé avec De la Soul, les Black Eyed Peas, et j’ai pu jouer avec la jeune génération française comme Abd Al Malik, Oxmo Puccino… Je passe du hip hop à la musique ultra engagée.

Qu’est-ce qui fait le déclic et vous décide à faire une carrière en solo après 50 ans de carrière en groupe et de collaborations ?

J’ai voulu suivre l’exemple de ma mère qui était une très grande chanteuse mais qui n’a pas enregistré, car elle n’a jamais voulu vendre son talent. Jamais. C’est une maman spéciale, elle m’a eu à l’âge de 50 ans d’ailleurs, et elle n’a jamais trahi cette devise : chanter c’est pour donner du plaisir aux gens, et non pour en vivre. Elle se sentait coupable qu’on enregistre sa voix. J’ai grandi dans cette optique de ne pas attendre d’être sous les feux des projecteurs pour me sentir bien dans la musique. Beaucoup perdent pied et se retrouvent à jouer un rôle malsain. Ils ne sont plus proches du public en qui ils ne voient uniquement que des fans. Moi je combats et je suis contre l’idolâtrie. Au contact de Stevie Wonder et de Carlos Santana, j’ai pu noter cette humilité qu’ils ont en eux. Ils étaient ouverts, très généreux. Mais les stars actuelles de l’industrie de la musique se prennent pour des surhommes. Je serai toujours derrière la musique, pas au même niveau. C’est cela qui me permet de progresser.

Que dire de l’évolution de la jeune génération africaine en général et malienne en particulier, où s’illustrent des artistes comme Sikidi Diabate ?

A un moment, les multinationales comme Sony et Universal Music avaient la mainmise sur l’industrie musicale en général. J’ai travaillé plus de 20 ans avec le logo Universal Music d’ailleurs. Mais la jeune génération a une autre vision. Des jeunes comme Dawala du groupe Sexion D’assaut, qui a monté le concept « La nuit du Mali », sont des jeunes indépendants, même si les multinationales ne veulent pas les lâcher. Et des jeunes comme Sidiki Diabate, que j’appelle mon fils, sont des ambassadeurs de cette génération qui monte et qui monte. A cause d’un doigt en moins, on lui a refusé l’admission dans une école de piano. Et pourtant, aujourd’hui, il joue de la kora comme un demi-dieu… Ce qui est positif c’est que nos jeunes font un mélange excellent entre traditionnel et moderne. Au Nigeria, des artistes comme P-Square ont pris la highlife à l’ancienne et l’ont transformée. C’est très bien. Allez plus loin ! Prenez le mvet au Cameroun et mettez- y votre touche. Tout le monde joue le même beat actuellement. Je veux dire à la jeunesse africaine : vous êtes beaucoup plus riches que ça. Brisez ces chaînes !


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